THE GARDENS BETWEEN
- guidejonghe
- 24 mars 2019
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

Deux enfants perdus sur un archipel.
Des objets démesurés éparpillés sur des îles minuscules.
Une Lanterne magique capable d'absorber la lumière.
Autour de ces éléments, The Gardens Between propose d'une part un voyage fantastique pouvant évoquer Alice au Pays des Merveilles, et d'autre part une série de puzzles très originaux, et pourtant extrêmement faciles à prendre en main.
Loin d'être abstraits, les situations de casse-tête, malgré le surréalisme des environnements, feront sens pour le joueur, et lui permettront de recréer l'histoire des deux protagonistes, leurs souvenirs étant matérialisés par les différents niveaux traversés par le joueur. Or, c'est précisément ce lien subtil entre gameplay et narration qui rend le jeu particulièrement intéressant.

Trois boutons pour jouer avec le temps :
À chaque niveau, les deux enfants (ils ne sont jamais nommés sans équivoque, nous prendrons donc la liberté de les baptiser Milo et Stella), débarquent sur la plage d'une nouvelle île.
En son centre, sur une montagne, se trouve systématiquement un autel de pierre.
Le but du jeu est simple : il s'agit de faire grimper Milo et Stella jusqu'au sommet de l'île, afin qu'ils posent sur l'autel la Lanterne magique qui, au cours de l'ascension, aura préalablement été allumée par leurs soins.

Le chemin vers l'autel est linéaire. Il n'y a qu'une seule route qui y mène, et le déplacement des enfants est automatique.
Pour autant, The Gardens Between reste un jeu interactif : si l'on n'appuie sur aucun bouton, rien ne se passe. Il faut bel et bien appuyer sur la flèche de droite de son clavier pour que les personnages commencent à s'animer et à emprunter la route jusqu'à l'autel, à mesure que la caméra tourne autour de l'île, vers la droite évidemment.
Et que se passe-t-il si l'on appuie sur la flèche de gauche ? Et bien la scène se rembobine, littéralement, comme dans un film : les personnages marchent à reculons, et la caméra tourne dans l'autre sens. Et si à nouveau l'on appuie sur la flèche de droite, alors la scène s'exécute une nouvelle fois, à l'identique, toujours comme dans un film dont on repasse la bande.

Or, Milo et Stella ne sont pas les seuls à se mouvoir lorsque le joueur presse les touches. Certains éléments de l'île vont également suivre leur propre ligne du temps : des gouttes tombent , des falaises s'écroulent, des robots se déplacent...
En d'autres termes, l'île vit. Et ce n'est pas simplement pour égayer le paysage : au contraire, c'est que de ces différents mouvements et événements vont naître aussi bien des obstacles empêchant le joueur d'atteindre son objectif que des moyens de surmonter les nombreuses entraves rencontrées.
Concrètement, prenons un exemple simple.
L'un des premiers obstacles que rencontrera le joueur, c'est un pont en ruines. En l'état, le pont est détruit, et les enfants ne peuvent pas traverser le vide. Or, si la Lanterne que tient Stella est allumée, les ruines du pont s'activent pour créer une plate-forme de lumière : le vide peut alors être franchi.
Initialement, la Lanterne de Stella n'est jamais allumée. Pour qu'elle le soit, elle doit, sur son chemin, se trouver juste à côté d'une fleur de lumière, afin d'en absorber son orbe lumineuse.
La situation est alors facile à comprendre : il faut trouver une fleur de lumière pour franchir le pont.

Mais comment faire quand, contrairement à l'image ci-dessus, aucune fleur n'est accessible ?
Un joueur attentif aura remarqué qu'au point "A" de la timeline, Stella et Milo sont à proximité d'un petit robot, sur lequel il est possible de poser la Lanterne magique en appuyant sur la barre espace (le fameux "troisième bouton" évoqué par le titre du paragraphe).
Or, en progressant de nouveau dans la timeline, alors que les enfants vont avancer sur leur propre chemin, le robot, lui, va emprunter une autre route qui, par chance, donne accès à une fleur de lumière.
Ainsi, au point "B", bien que Stella et Milo ne se trouvent pas sur un point d'intérêt particulier, le robot, lui, va permettre à la Lanterne d'absorber l'orbe lumineuse dont les enfants ont besoin. Il suffit alors de rembobiner jusqu'au point "A" pour récupérer la Lanterne allumée, et ainsi poursuivre au-delà du pont.

Ainsi, paradoxalement, bien que les mouvements soient automatiques et le chemin linéaire, The Gardens Between est bel et bien un jeu d'exploration, où le joueur doit comprendre quelles actions il doit entreprendre, dans quel ordre, et à quel moment de la timeline, afin d'allumer la Lanterne et de déposer celle-ci au point d'arrivée.
Et le jeu gagne très rapidement en profondeur à mesure que le joueur rencontrera des éléments interactifs. En effet, si Stella a en charge tout ce qui a trait à la Lanterne (dont la lumière est au cœur de la plupart des énigmes, donc), Milo, lui, a la capacité de manipuler les différents boîtes de contrôles rencontrées lors du périple, pour directement modifier l'état d'un élément de l'île.
Une fleur de lumière est fanée ? Un cordon situé juste à côté permettra, si Milo tire dessus, de la faire éclore. Des kaplas géants inamovibles bloquent la route ? Un boîtier placé non loin donnera à Milo le pouvoir de modifier la timeline spécifique des kaplas afin qu'ils soient dorénavant debout, et ne bloquent plus le passage.

Tout l'intérêt du jeu est là : observer les multiples éléments de l'île, jouer avec leurs temporalités pour modifier leur position ou leur état, et créer des situations et des suites d'événements logiques qui permettent aux joueurs de progresser avec, in fine, la Lanterne allumée.
Tel est le cœur du gameplay de The Gardens Between, autour duquel se greffera des mécaniques spécifiques à chaque niveau.
C'est là qu'entre en jeu le level design du titre. Et le soin apporté à ce dernier témoigne tout autant d'une volonté de rendre les énigmes intelligibles que du souci de raconter simplement et avec émotion une petite histoire touchante.
Affordance et narration environnementale :
On l'a vu, l'une des spécificités graphiques du titre tient en la topologie de ses différentes îles.
En effet, sur chacune d'entre elles est amoncelé un ensemble disparate d'objets du quotidien, dont la taille a été ostensiblement agrandie.
Cette architecture proprement inouïe prend vite sens : très rapidement, le joueur comprend que chaque île est en réalité la matérialisation des souvenirs d'un moment passé entre les deux enfants. Or, si la représentation sous cette forme d'îlot démesuré est fantasmagorique sur sa forme, sur son fond, le souvenir évoqué est somme toute à chaque fois assez banal : les batailles de bombes à eau, les dessins animés qui passent à la télé, les toboggans des aires de jeux... tout appartient à un "quotidien" que nous avons tous connu.

Et c'est là, en termes de gameplay, dans le cadre d'un jeu d'énigme qui se veut très accessible, que ce choix s'avère judicieux : précisément, en mettant en scène des objets qui, par nature, sont triviaux, le jeu s'assure que chaque joueur saura pertinemment, rien qu'en voyant l'obstacle, ce qu'il doit faire.
Ce qui ne veut pas dire que le puzzle n'a aucun intérêt. Car si l'objectif est clair, la méthode de résolution, elle, peut réserver des surprises, et permettre au jeu de garder tout son intérêt.
Pour illustrer cette idée, l'exemple de la scie à bois parait approprié.
Sur l'une des îles, à un embranchement, Stella et Milo se séparent. Stella va sur le chemin du haut, et Milo emprunte celui du bas. Hélas pour lui, ce chemin s'avère être une impasse. Le joueur est donc bloqué (il ne peut plus faire avancer la timeline des personnages, puisque Milo est incapable d'avancer).
Il est à noter que, sur le chemin de Stella, une planche de bois dépasse, dans laquelle est incrustée une scie géante. La situation est sans ambiguïté : si le joueur parvient à couper la planche, il parviendra à créer un chemin pour Milo. On a là une situation dite affordante : la nature des éléments qui la composent parlent d'eux même et indiquent clairement leur fonction et leur utilité.

Mais une question demeure : comment parvenir à scier cette planche ?
La réponse découle du gameplay du jeu. Il se trouve qu'au cours de la timeline, Stella saute sur la scie. Un seul saut ne permet pas de scier complètement la planche. En revanche, en faisant des allers-retours dans le temps, de sorte que Stella saute plusieurs fois sur l'outil, qui, naturellement, finit par couper la planche.
La scie n'est qu'un exemple parmi tant d'autres qui montre bien comment un objet du quotidien a été détourné afin de créer une situation de puzzle originale, et pourtant parfaitement lisible, car faisant sens intrinsèquement pour le joueur.
Mais concernant cette notion de sens, un doute reste lorsque l'on pose la question à une échelle plus globale : comment rendre l'ensemble de ces situations de jeu cohérentes les unes par rapport aux autres ?
Là encore, le travail de level design est assez remarquable, car par la thématisation de chaque île d'une part (par exemple, l'île des dominos), et d'un archipel d'îles d'autre part (par exemple, l'archipel des jeux d'intérieur, comprenant entre autre l'île des dominos, l'île de la télévision...), les concepteurs de The Gardens Between sont parvenus à créer un véritable rythme à l'aventure, marqué par des univers propres, particulièrement stylisés.

Et ce travail d'unité va plus loin. En effet, plus que le regroupement des îles par grands thèmes, ce qui créé le véritable lien entre tous les niveaux, c'est leur résolution, qui est systématiquement la même.
Le schéma est le suivant : quand Milo et Stella arrivent au sommet de la montagne, ils posent ensemble la Lanterne sur l'autel. Sa lumière s'élève alors dans le ciel, et créé une étoile. Lorsque toutes les îles d'un archipel sont reconstituées, leurs étoiles créent une constellation, et une image provenant du "monde réel" s'affiche, condensant l'ensemble des éléments évoqués dans chacune des îles.

La répétition de ce schéma simple apporte de la cohérence, et surtout, créé une attente et une motivation pour le joueur, qui, une fois ledit schéma intégré, a tout loisir d'imaginer quelle forme prendra l'image finale.
Par-là même, il rappelle au joueur ses propres souvenirs d'enfance (fabriquer des châteaux-forts avec des draps et des coussins, manger des bâtonnets glacés les chaudes journées d'été, dormir à la belle étoile...) ou ses fantasmes de jeunesse (construire une véritable cabane dans les bois, s'imaginer trouver un squelette de dinosaure, explorer des souterrains mystérieux...).

En un mot, l'utilisation de cette grammaire de l'enfance ne vise pas qu'à rendre les énigmes facilement compréhensibles : elle provoque une douce nostalgie, et permet au joueur de s'attacher aux "aventures" des deux enfants.
Car s'il y a une forme d'universalisation à travers la mise en scène de souvenirs qui parlent à tout à chacun, The Gardens Between est peut-être avant tout l'histoire de la relation d'amitié entre deux enfants du même quartier.
Ce qui est bluffant, c'est qu'aucune parole n'est jamais dite. Tout le récit se fait uniquement à travers la contemplation des environnements et les mouvements des protagonistes. Car dans leur apparence, dans leur démarche, et dans leur fonction dans le jeu, on analyse très vite la personnalité de chacun des deux enfants.
Stella est casse-cou et frondeuse : cela se pressent d'abord à la veste sportive qu'elle arbore fièrement, mais surtout à sa position dans l'espace, à sa manière de courir énergiquement et de se placer souvent devant Milo, comme si elle le guidait.
Milo, lui, plus en retrait, est l'archétype de l'enfant intello : il porte des lunettes, il avance doucement, et il pointe souvent du doigt des éléments de l'île qu'il observe comme un scientifique. Surtout, c'est lui qui contrôle les différents boitiers et mécanismes présents sur le chemin des deux enfants.
En fait, Milo et Stella sont complémentaires. Dans leur apparence, d'abord, mais surtout dans leur utilité face aux énigmes. Stella porte la Lanterne, qui est centrale pour réussir le niveau, mais les enfants ne peuvent pas avancer si Milo n'intervient pas. Or, cette coopération, c'est ce qui témoigne le plus de l'amitié entre les deux enfants.

On a donc une narration qui se fait exclusivement par l'environnement et par les boucles de gameplay. Et d'ailleurs, l'utilisation des étoiles et des constellations en fin de niveau n'est pas anodine : il y a quelque chose de prophétique là-dedans, comme si un événement important était sur le point d'arriver.
En effet, si ces souvenirs surgissent, ce n'est pas pour rien. Et l'écran titre, présentant les deux maisons des enfants sous une pluie battante, laissait déjà présager qu'un "drame" allait avoir lieu.
Et c'est ce qu'il y a de profond dans la narration du jeu et son level design, qui grossit volontairement, presque grotesquement, des éléments tout à fait normaux : on cherche à transformer des anecdotes toutes simples en grandes aventures, à l'échelle de ce que peut ressentir un enfant. De la même manière, la "tragédie" qui dénouera le jeu, à savoir le déménagement d'un des enfants, n'en est pas une, en soi. Sauf à travers le prisme de deux meilleurs amis.

The Gardens Between, c'est donc l'histoire d'un adieu annoncé, matérialisé par cet espace, ce jardin éponyme qui se situe entre la maison de Milo et celle de Stella, qui à la fois réunit - c'est leur endroit, leur lieu, leur repère -, et qui à la fois, par essence, sépare et marque une frontière.
Ainsi, en un mot, dans son gameplay comme dans son histoire, on ne peut nier que The Gardens Between constitue un savant mélange entre une extrême simplicité et une profondeur insoupçonnée. Il condense à la fois un travail de level design particulièrement rafraichissant, et une manière absolument brillante d'utiliser le médium vidéolugique pour raconter de façon originale un récit touchant d'élégance et de sincérité.
The Gardens Between, créé par The Voxel Agents, sorti le 20 septembre 2018
Article publié le dimanche 24 mars 2019






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