SNOW TIME
- guidejonghe
- 7 avr. 2019
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

S'inspirer des batailles de boules de neige pour faire un jeu de société, c'est a priori une idée un peu incongrue. Pourtant, Snow Time, parvient à recréer d'assez près l'expérience de jeu d'une vraie lutte dans la neige
Alors, certes, il ne s'agira jamais de viser physiquement quelqu'un ou d'esquiver un projectile réel ; et certes, on n'entrera jamais en contact direct avec de la neige. Mais, comme dans les batailles de boules de neige, il s'agira bien à chaque tour d'essayer d'éviter les attaques ennemies. Bien sûr, et toujours comme dans les vraies batailles de boules de neige, on ne pourra pas toujours y échapper. Et dans le fond, ce ne sera jamais vraiment grave. Ce sera même souvent drôle.
Or, précisément, c'est là le tour de force de Snow Time : avoir réussi par ses mécaniques à retranscrire l'aspect bon enfant et joyeux d'un affrontement dans lequel pourtant ses participants se donnent à fond. Dans Snow Time, aucun choix n'est fait sans une vraie réflexion préalable ; et pourtant, il n'y a jamais aucune gravité dans leur résolution.
Comment avoir réussi à allier profondeur et légèreté, tactique intense et pure récréativité ? C'est ce que nous allons tâcher de comprendre.

Les règles du jeu : manger des fruits, et faire manger de la neige :
Le but du jeu de Snow Time est simple. Une piste est dessinée autour du plateau, et il faut arriver à la fin de celle-ci le premier.
Pour avancer, les concurrents doivent ramasser les fruits d'un Arbre magique (après tout, ses fruits poussent en hiver), chaque fruit ramassé par un joueur faisant avancer son pion d'une case
Cet Arbre comprend 7 étages. Au début de chaque tour, un joueur lance 2 dés, dont les faces indiqueront sur quelle(s) branche(s) 2 nouveaux fruits pousseront.
Fort de cette information, chaque joueur va choisir la branche sur laquelle il veut se rendre, dans l'espoir de cueillir ses fruits.

Une chose est importante à préciser : Snow Time, c'est un jeu de programmation. C'est-à-dire qu'on ne joue pas chacun son tour : on choisit tous - en secret - son action, avant de révéler celles-ci simultanément, et d'en appliquer les effets.
On est donc dans une forme de chaos ordonné : d'un point de vue extérieur, on ne peut nier que chaque tour de jeu suit irrémédiablement le même cycle, mais du point de vue du joueur, ne pas savoir quelles actions vont entreprendre ses adversaires créé évidemment de fortes incertitudes.
Chaque joueur choisit donc la branche qui l'intéresse en piochant dans son paquet la carte correspondante.
Il n'y a, au début, aucune restriction sur l'étage à choisir. Il n'y a aucunement besoin d'avoir été d'abord sur la branche 4 pour pouvoir aller sur la branche 5. D'ailleurs, on ne posera jamais de pions ou de quelconque "marqueurs joueur" sur la branche choisie : les pions restent uniquement sur la piste de score, et seules les cartes témoignent de quel joueur est sur quelle branche durant le tour en cours.

Pour autant, cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucune contrainte, bien au contraire. Car dans ce jeu, le partage n'existe pas. Ainsi, deux joueurs ayant choisi la même branche vont, au lieu de ramasser les fruits, se lancer des boules de neige, et tomber de l'arbre, sans rien avoir cueilli.
Plus fourbe, on fera également tomber tous les adversaires qui se trouvent pile en-dessous de notre propre étage (en leur faisant , on imagine, tomber sur eux la neige collée à notre branche). Or, pour chaque personne qu'on a fait tomber, on avance également d'une case supplémentaire...
Clairement, partir systématiquement bille en tête vers la branche la plus fournie ne parait pas la stratégie la plus appropriée. Pour autant, parfois, le risque paye.
Un exemple permet d'illustrer le propos.
Imaginons une partie à 3 joueurs, avec Troy, Kathryn et Toussaint. Le tour commence, avec 2 fruits sur l'étage 3 de l'Arbre.
Troy s'est mis sur l'étage 3 pour récupérer les fruits. Kathryn, elle, a décidé de piéger celui ou ceux qui iraient récupérer les fruits. Elle s'est donc mise à l'étage 4. Mais Toussaint a lui aussi anticipé que quelqu'un irait sur l'étage 4 : il décide donc d'aller à l'étage 5.
La question qui se pose est alors la suivante : dans quel ordre résout-on les actions ? À ce sujet, la règle est extrêmement simple : on part toujours de la cime de l'arbre, puis on descend étage par étage voir qui tombe et qui reste debout.
On aurait donc pu croire qu'à cause de Kathryn, Troy serait tombé. Mais en réalité, Toussaint a d'abord fait tomber Kathryn : hors-jeu, elle ne peut donc pas faire tomber Troy, qui est en sécurité.

Les effets domino que créent le jeu sont donc très clairs, et tout l'intérêt d'une partie est là : prévoir de manière exhaustive l'ensemble des actions, schématiser quelles cascades de conséquences vont s'enchainer, pour ainsi espérer être sur la branche qui permettra d'obtenir le plus de points, grâce aux fruits, et grâce aux boules de neiges envoyées.
Tel quel, le choix paraît peut-être sans ambivalence : les positions hautes semblent en effet nettement plus avantageuses que les basses, qui paraissent plus risquées.
Cette analyse n'est pas forcément fausse, mais elle est incomplète. Car il existe une dernière façon de marquer des points : c'est le Mana.
En effet, on l'a dit, on est en présence d'un Arbre magique. Ainsi, de ces racines va s'évaporer une forme d'énergie mystique qui remonte petit à petit jusqu'à la cime de l'Arbre.
Cette vapeur magique, c'est le joueur le plus bas (et toujours sur l'Arbre une fois les effets des cartes résolus) qui va la respirer en premier. Ce faisant, il marquera un point supplémentaire, le point de Mana.

On a donc là une incitation à rester en bas de l'Arbre, sans pour autant qu'il s'agisse là d'une garantie : si on tombe de l'Arbre, on ne peut pas respirer le Mana. Il est donc tout à fait admis qu'un joueur sur la branche 6 soit le seul "survivant" du tour, et empoche ce point bonus...
Lecture du jeu et mindgame :
Voilà comment on progresse sur la piste de score de Snow Time. Et clairement, c'est avant tout de ces opportunités de marquer des points que peuvent être anticipées les actions de ses adversaires.
Mais ce ne sont pas les seules informations dont on dispose. Deux derniers paramètres sont à prendre en considération.
D'abord, il faut savoir que lorsqu'on tombe de l'Arbre, on est doublement puni. D'une part, on a manqué l'occasion de marquer des points, mais surtout d'autre part, on doit défausser la carte de la branche de laquelle on est tombée. On n'a alors plus (pour le moment) la possibilité de monter à nouveau sur la même branche.
Or, l'information est transparente : chaque joueur voit toutes les cartes défaussées de l'ensemble des participants. Forcément, cela donne des informations supplémentaires sur les potentielles actions de ses adversaires.

De plus, on aura remarqué sur certaines cases du plateau des symboles : des symboles de fruits, des symboles de boules de neige, et des symboles de Mana, avec, à côté, un chiffre positif allant de 1 à 3.
Le fonctionnement de ces cases bonus est très simple : si, une fois tous les points d'une manche totalisés, j'atterris sur une case dont le symbole correspond à l'une des manières par lesquelles j'ai marqué tout ou partie de mes points (car on peut dans un même tour avancer grâce aux fruits et au Mana, par exemple), j'avance à nouveau d'autant de cases qu'indiqué par le bonus.
Ainsi, compter précisément de combien de cases on va avancer, pour tomber pile sur la case bonus intéressante, c'est une manière de creuser un peu plus l'écart avec ces adversaires. En même temps, c'est aussi un indice supplémentaire pour lire le jeu des opposants, et agir en fonction pour les en empêcher.

On est donc clairement dans un jeu fait pour le mindgame. Snow Time, c'est une application concrète de la Théorie des jeux, où chaque joueur, sans jamais avoir d'informations sures et certaines, doit anticiper les décisions prises par les autres individus afin de maximiser ses propres gains.
C'est, en ce sens, un jeu qui se joue aussi bien avec des gens qu'on ne connait pas qu'avec ses proches. Avec des inconnus, c'est une manière assez sympathique de déceler les personnalités et de faire connaissance ; avec des proches, tout savoir de la personnalité des joueurs constitue aussi bien une clé de lecture supplémentaire que des possibilités de se faire flouer, précisément parce que l'adversaire, puisqu'il sait ce à quoi on s'attend de lui, peut potentiellement prendre tout le monde à revers en agissant à l'inverse des prévisions.
C'est aussi un jeu très social.
Il est par exemple tout à fait permis de faire des effets d'annonce : dire "moi je vous préviens, je me pose sur cette branche" - que ce soit vrai ou faux - c'est une tactique viable pour manipuler les autres joueurs. De la même manière, créer des alliances éphémères pour empêcher tel ou tel joueur de remporter la mise, c'est là quelque chose d'assez commun au cours d'une partie, au même titre que les trahisons qui peuvent facilement découler de ces unions précaires.

Un souci constant d'équilibrage :
Snow Time, c'est donc un jeu avant tout tactique, qui peut paraitre exigeant. Et ce, d'autant plus que les situations de jeux sont de plus en plus complexes : il y a de plus en plus de fruits sur les branches (puisque les fruits non récoltés restent en jeu), on a de moins en moins de cartes en main, les adversaires sont de plus en plus près de la victoire...
Il semble donc difficile de maitriser le jeu, et c'est à ce titre que Snow Time peut paraitre dur à jouer.

En réalité, il ne faut pas oublier que tous les joueurs sont à égalité : l'information est strictement la même pour tous, et bien que certaines personnes puissent avoir une lecture plus fine des différentes informations, absolument personne ne peut prédire avec certitude quelles actions vont être jouées.
En ce sens, Snow Time n'est pas un jeu d'optimisation ou de calcul statistique. Il y a une grande part de feeling au cœur du gameplay. Et la conséquence en est alors fort simple : chaque décision prise est de l'ordre du pari, du coup de poker.
On est donc dans un gameplay qui allie jeu psychologique et gestion du risque. Mais sa particularité est la suivante : en réalité, on ne risque jamais grand chose. Au pire, on rate une opportunité intéressante, mais c'est tout : on ne perd jamais rien.
Et la différence est de taille, car, si comme au poker, le fait de gagner procure une immense satisfaction et un certain ascendant psychologique, on ne ressentira jamais de panique à avoir perdu un tour. Au contraire, on accepte volontiers de ne pas avoir réussi. On se dit qu'après tout, on ne pouvait pas savoir, et on passe très vite au tour d'après.
C'est d'autant plus vrai que le rythme de jeu est fluide et rapide. Lancer les dés, poser les fruits, choisir sa carte, dire "1,2,3", les révéler, résoudre les effets... Tout s'enchaine d'une manière enfantine.
Et ce qui dope un peu plus la cadence, c'est le fait qu'il est possible en un seul coup d'accumuler beaucoup de points : en effet, si en un seul tour, on a ramassé plusieurs fruits, fait tomber plusieurs adversaires, obtenu le Mana et atterri sur une case bonus, on peut facilement progresser de plus d'un quart de la piste d'un seul coup.
Accumuler autant de points n'est certes pas forcément chose aisée, mais force est de constater que les retournements de situation sont malgré tout nombreux. Il n'y a pas une partie sans qu'un joueur vive une belle remontée, ou qu'un autre, alors qu'il dominait largement le jeu, se retrouve à un moment bloqué à force de faire les mauvais choix.
Or, cette capacité à créer des rebondissements, c'est précisément un paramètre qui renforce l'accessibilité du jeu, et le plaisir d'y jouer.

Il y a donc un vrai souci d'équilibrer le jeu, et de ne jamais ni trop punir celui qui est derrière, ni trop avantager celui qui domine (on dira qu'il n'y a pas de boucles de rétroactions positives).
Et cette volonté de créer un jeu "juste", elle se ressent dans toutes les features.
D'abord, dans l'attribution des points. On a dit que quand on tombait de l'Arbre, on perdait l'occasion de marquer des points, et c'est vrai. Pour autant, lorsque deux joueurs ont choisi la même branche et se font mutuellement tomber, ils marquent en conséquence chacun un point. Cela peut paraitre anecdotique, mais c'est le genre de paramètres qui rend l'échec d'un tour moins amer.
De la même façon, les cartes spéciales que peuvent utiliser chaque joueur, si elles peuvent être véritablement utiles dans certaines circonstances, ne sont jamais pour autant surpuissantes. Au nombre de 3, elles permettent respectivement de récupérer des cartes perdues, de créer une tempête de neige faisant tomber tous les joueurs de l'Arbre, ou de choisir quelle carte on jouera après que chaque joueur ait révélé sa propre carte.
Les deux dernières cartes sont à usage unique, ce qui déjà tempère leur utilisation. Mais surtout, bien qu'elles paraissent dominer le jeu, là encore, leur utilité reste circonstancielle : créer une tempête de neige ne sert à rien si les joueurs, au lieu d'aller sur l'Arbre, ont choisi de récupérer des cartes perdues ; de la même manière, savoir où vont se situer les joueurs n'a que peu d'intérêt lorsqu'on se rend compte qu'il ne reste de toute façon plus de branches intéressantes...

Et précisément, c'est l'ensemble de ces choix de modération qui contribue en grande partie à rendre le jeu si bon enfant et léger. Par l'équilibrage de ce système de jeu, aucun "mauvais choix" ne parait critique. On ne s'en veut jamais vraiment d'avoir joué la "mauvaise" carte, car on sait qu'il y aura d'autres opportunités, et qu'il y a une part non négligeable de chance ou de malchance lorsqu'on réussit un coup exceptionnel ou qu'au contraire on rate une opportunité.
Clairement, la thématique choisie, ainsi que la qualité des graphismes, contribuent énormément à ce sentiment. L'aspect mignon, kawaï, et pourtant très raffiné du matériel, et notamment du plateau de jeu et des pions, résume à lui seul l'expérience de jeu proposée par Snow Time : elle est inoffensive, au sens où notre ego - normalement - ne subira aucun heurt ; et en même temps elle est très recherchée et nous propose une véritable immersion mentale.

Néanmoins, et malgré leur qualité, on ne peut pas parler des graphismes de Snow Time sans évoquer quelques petits défauts, qui sont liés à la lecture du jeu.
En effet, par sa forme, l'Arbre ne présente pas des étages parfaitement clairs. Certes, des numéros sont inscrits sur son tronc et de légères lignes en pointillées viennent diviser le plateau en étages, mais pour autant, puisque les branches sont situées précisément aux frontières entre deux étages, une certaine confusion règne lorsqu'il s'agit de placer les fruits.
De la même manière, il n'est pas rare d'avoir des doutes sur la position des pions sur la piste des scores, puisque la largeur d'une case ne permet pas d'y faire tenir plus de 2 pions dessus. Cela peut évidemment devenir problématique.
Ces quelques défauts donnent donc l'impression que les graphismes ont été exécutés sans penser au gameplay, un peu à part, ce qui est toujours dommage dans un média où la forme est censée donner du sens au fond et faciliter l'expérience de jeu.
Toutefois, ces derniers points précisés restent des détails assez minimes. Dans la réalité des faits, on joue parfaitement malgré ces légères imperfections, et il est difficile de nier qu'une certaine magie s'opère tant le matériel est charmant.

Mais si le jeu est réussi, c'est avant tout pour son gameplay : il opère en effet un véritable équilibrage entre d'une part un aléatoire qui créé de l'incertitude et du rythme , et d'autre part une véritable gratification quand un joueur a choisi LA carte qu'il fallait jouer.
Snow Time, c'est une application particulièrement originale des principes posés par la Théorie des jeux, à travers un univers qui répond parfaitement à l'ensemble de ses mécaniques. Bien que le matériel aurait pu être légèrement plus optimisé, il donne parfaitement corps à un système de règles extrêmement bien huilé, à la fois simple et profond ; et plus qu'à ce système, à une expérience de jeu inédite.
Snow Time, édité par Lui-même, sorti en octobre 2018
Article publié le dimanche 07 avril 2019

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