OCTAHEDRON
- guidejonghe
- 31 mars 2019
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

Une règle simple préside les plateformers : si lors d'un saut, on n'arrive pas à atteindre la plateforme suivante, on tombe dans le vide.
Octahedron brise cette règle. En effet, dans ce plateformer 2D, à partir du moment où les pieds du personnage quittent le sol, il est possible de créer une barre apparaissant juste en-dessous de lui pour le réceptionner. Encore mieux, la barre va suivre automatiquement les mouvements latéraux du personnage. Il devient alors possible de littéralement marcher dans les airs, et de rejoindre "à pieds" deux plateformes séparées par le vide.

Force est de constater que la main feature du jeu redéfinit la notion même de l'espace, ainsi que l'appréhension des distances.
Mais reste-t-il alors un défi ? Cette possibilité n'a-t-elle pas tout simplement, en quelques sortes, "tué le jeu", puisqu'il semble impossible de perdre ?
C'est ce qu'on serait tenté de croire. Pourtant, au contraire, Octahedron propose un challenge passionnant en même temps qu'il redéfinit son genre pourtant très codifié.
Des partis pris audacieux au service du gameplay :
La plupart des plateformers, bien qu'il puisse parfois faire preuve de verticalité, se construisent sur des niveaux horizontaux : le départ se fait sur la gauche, l'arrivée se trouve à droite.
La largeur des niveaux d'Octahedron, eux, ne dépassent jamais l'écran. Ici, il va falloir monter, grimper, escalader. Il s'agira toujours d'atteindre le haut du niveau.
L'ascension peut paraitre facile : je saute, je créé une barre, je saute de nouveau, je créé une nouvelle barre... et ainsi de suite jusqu'à l'arrivée. Une telle stratégie est néanmoins impossible : le nombre de barres consécutives qu'on peut créer sans toucher le sol d'une plateforme est limité.
Par ailleurs, une fois qu'une barre est créée, elle ne reste pas indéfiniment. La durée de barre d'une vie est éphémère, et n'empêche que temporairement le joueur de tomber. Ainsi, le challenge est le suivant : trouver un chemin viable entre deux plateformes situées à des hauteurs différentes ; le tout, en évitant les nombreux obstacles entravant la route.

Car, en effet, au cours de la cinquantaine de niveaux que propose le titre, le joueur va rencontrer une importante diversité de briques de Level Design.
Or, à la vision de simples captures d'écran, on pourrait craindre une véritable redondance d'un niveau à l'autre, tant ils se ressemblent graphiquement.
D'habitude, on a en effet affaire à une thématisation des niveaux (un monde fait de glaces, un monde dans les mines...), qui à chaque fois proposent des obstacles très différents, tant sur la forme visuelle que dans la manière de les appréhender, en lien avec l'univers représenté.
Ici, tout est abstrait, et ce faisant, les niveaux semblent se confondre. Et pourtant, aucun ne se vit et ne s'exécute de la même manière. Ils proposent tous des expériences différentes, et font alterner les compétences requises de la part du joueur (timing, précision, réflexion, observation, etc.)

Et c'est très visible dans la progression du jeu, car à chaque monde terminé, la fameuse barre qui est au cœur du jeu gagne une nouvelle capacité. Par exemple, une fois la première amélioration obtenue, la barre, à chaque fois qu'elle est créée, va projeter un rayon lumineux vers le bas.
Or, ce rayon à deux utilités : il permet de détruire des éléments friables et des ennemis situés en dessous du personnage, en même temps qu'il permet d'enclencher des interrupteurs, dont l'activation fait apparaitre ou disparaitre certaines plateformes. Et de cette nouvelle possibilité va émerger de toutes nouvelles architectures.

On est donc régulièrement surpris, en tant que joueur, en découvrant comment ces upgrades vont nous permettre d'interagir différemment avec l'espace.
Mais nul besoin d'attendre ces récompenses pour être face à des situations inédites, car chaque niveau va être, en réalité, une nouvelle variation autour de la core feature.
Ici, des rayons tracteurs vont automatiquement déplacer la barre, qui ne suit donc plus les mouvements du joueur : à lui de calibrer son rythme en fonction de la vitesse de la barre. Là, des rouleaux compresseurs horizontaux s'apprêtent à écraser l'avatar : on utilisera la barre - qui est plus large que le joueur - non pas pour accéder à une plate forme, mais pour stopper l'obstacle mortel. Ailleurs, des plateformes apparaissent et disparaissent à chaque fois que le joueur créé une nouvelle barre : il faudra donc jouer avec cette alternance pour progresser...
Découvrir une nouvelle mécanique participe grandement au plaisir de jeu, et il y a quelque chose d'absolument fascinant à suivre cette succession de variation autour d'un même objet, autour d'une même feature.

La question qui se pose alors n'est plus celle de la diversité des contenus, mais de celle de la lisibilité.
En effet, une autre crainte qu'on pouvait légitimement avoir en analysant la direction graphique d'Octahedron, c'est celle de la représentation de l'action : l'abondance de couleurs flashy et d'effets lumineux, l'utilisation des seuls éléments figuratifs, l'aspect très serré et compartimenté des zones de jeux... ces différents choix ne rendent-ils pas la progression du joueur difficile à suivre?

II n'en est rien. Car il y a un élément qui n'est pas analysable à la seule lecture de captures d'écran : c'est le sound design.
Or, la musique et les feedbacks audio contribuent pour beaucoup à la compréhension de ce qu'il se passe sur l'écran, en même temps qu'ils drivent logiquement l'action entreprise par le joueur.
En effet, la musique - électro, comme on pouvait s'en douter - bien que rythmée, reste discrète, et les différents éléments de LD viennent jouer en rythme, comme une pulsation supplémentaire. Les canons tirent leurs projectiles sur le tempo, les pics amovibles glissent en cadence, les plateformes éphémères disparaissent en fin de mesure... Tout ceci contribue à créer un rythme hypnotique très agréable, que les effets de lumière - intenses, mais brefs - viennent mettre en valeur, en aidant le joueur à spatialiser l'action.

Ainsi, le fonctionnement de chaque élément se devine au final assez facilement une fois la manette prise en main.
Et quand bien un léger doute subsisterait, la possibilité d'action réduite qu'offre le jeu (le joueur peut : se déplacer, sauter, et créer une barre ; ni plus ni moins) fait qu'aucune ambiguïté ne dure plus de quelques secondes.
Enfin, concernant l'aspect étriqué du level design, celui-ci s'explique assez facilement. Les niveaux sont en effet souvent construits par allers-retours : pour monter, il est parfois nécessaire de d'abord descendre de quelques niveaux pour débloquer un élément.
Or, précisément, le fait de resserrer les zones permet d'avoir une meilleure vision d'ensemble de la trajectoire globale qu'il va falloir prendre. Le level design peut paraître ainsi étouffant, de prime abord, mais il contribue en réalité à une meilleure lecture du niveau.
Et puis il y a quelque chose de très fun à voir comment un chemin d'abord inaccessible va finalement pouvoir être emprunté, comment le niveau évolue et s'ouvre par nos interactions.

Une tension constante sur plusieurs couches de challenges :
Pour toutes les raisons évoquées, Octahedron fournit une expérience de jeu particulièrement fluide. Pour autant, ce qu'on en retiendra aussi, c'est la tension permanente qu'on ressent au fur et à mesure qu'on progresse dans un niveau.
Et celle-ci s'explique très simplement. Puisque le niveau est vertical, chuter, ce n'est pas mourir et respawner à la plateforme précédente : c'est retomber, parfois de plusieurs niveaux plus bas ; c'est être forcément obligé de recommencer toute une série d'épreuves.
Il y a donc vraiment une notion de "risk vs reward" latente par la construction même du niveau : on essaye de voir des routes alternatives, qui nous permettraient d'aller plus vite, ou du moins d'accomplir le maximum de distance avec le moins d'inputs ; mais si l'on a mal évalué les distances, qu'il nous manque une barre en réserve pour atteindre notre but, la chute n'en sera que plus amère.
Et pourtant, impossible d'accuser le jeu d'être injuste. Le seul fautif, c'est nous, notre orgueil et notre manque de discernement. En ce sens, échouer n'est jamais frustrant.

D'autant plus que le plaisir de progresser dans le jeu est réel, et c'est en grande partie - on l'a déjà évoqué - grâce à la bande-son. Dynamique, elle motive le joueur, mais surtout rappelle toute l'importance de la notion de timing, qui a toujours été fondamentale dans les plateformers.
Et souvent d'ailleurs, parmi les niveaux les plus marquants d'un jeu de plateforme, on retiendra plus facilement les niveaux dits "musicaux", ceux où la musique est un signe à part entière pour faire comprendre au joueur qu'il doit, à tel moment précis, sauter ou éviter un obstacle.
On pense évidemment aux intermèdes musicaux de Rayman Legends, mais aussi plus simplement au niveau musical "Pistons et percussions" de Donkey Kong Country Returns, où les engrenages de l'usine sont en parfaite symbiose avec le thème musical.
Ici, l'utilisation de la musique est constante. À ce titre, elle parait moins spectaculaire. Mais elle reste intéressante, car, d'un simple plateformer, Octahedron se révèle être au final un titre hybride, oscillant également avec le jeu de rythme. Or, précisément, cette immersion dans le challenge par le son, ce design synesthésique qui relie le mouvement à l'ouïe, c'est une manière très efficace de créer une expérience fluide, à même de provoquer chez le joueur une tension positive.

Rejouer un niveau, c'est donc un plaisir. C'est d'autant plus vrai que pour chaque niveau, le jeu propose, une fois le niveau complété, de nouveaux challenges optionnels.
Ces défis sont de trois types différents : il s'agit soit de compléter le niveau sans perdre aucune vie ; soit de le finir en ne dépassant pas un certain nombre de barres créées ; soit d'arriver à la fin du niveau en ayant récupéré tous les collectables qui y sont cachés.
On le voit, ces trois défis vont mettre à contribution des skills différentes et complémentaires : précision des gestes ; gestion du parcours ; analyse du niveau.
Or, on ne parcourt pas du tout de la même manière un niveau selon le défi qu'on vise.
Ainsi, l'ajout de ces challenges contribue à la fois à la diversification du jeu, en même temps qu'elle apporte une difficulté supplémentaire, du moins à ceux qui veulent s'y confronter.
On notera que l'apparition d'une évaluation à la fin de chaque niveau, présentant tous les collectables récupérés, le nombre de vies perdues et le nombre de barres utilisées, de même que la présence dans le menu pause d'un tableau récapitulatif, montrant quelle médaille a été obtenue dans quel niveau, et au sein duquel le moindre trou fait tache, incite clairement le joueur à tous les relever.

Et c'est une bonne chose, car c'est à ce moment là qu'on pourra apercevoir toute la profondeur des niveaux, dont la traversée changera spontanément et drastiquement en fonction de la perspective avec laquelle le joueur l'abordera.
De plus, ce sera aussi l'occasion de comprendre à quel point chaque décision de design fait sens par rapport aux autres. Il y a par exemple une vraie logique à associer un challenge basé sur la restriction du nombre de barres créés avec un LD vertical où toute chute suppose la création de nouvelles barres.
De la même façon, il n'est pas rare qu'un collectable soit caché derrière un layer se confondant avec le décor, mais qui s'efface et révèle ledit collectable lorsque le joueur y superpose son avatar. Dans un LD où tout est étriqué, voir un ensemble vide est suspect : c'est là qu'un collectable est caché, et le joueur le comprendra par lui-même au fur et à mesure des parties.
Ainsi, dans l'image ci-dessous, il remarquera un espace vide en haut à gauche. Une fois l'accès créé, il pourra y récupérer le précieux objet. Par cet exemple, on voit encore comment deux choix de design prennent sens l'un par rapport à l'autre.

Octahedron, c'est donc un OVNI parmi les plateformers. Par ses graphismes déjà, évidemment, mais aussi par le cœur de son gameplay, qui consiste ni plus ni moins à créer ses propres plateformes, en même temps qu'on se déplace, afin d'optimiser ses mouvements. L'idée est simple, mais elle est déclinée à travers une infinité de situations différentes, et surtout, elle est particulièrement mise en valeur par ses choix graphiques et musicaux. C'est d'ailleurs ce qu'il y a de plus intéressant à retenir dans le titre : l'originalité de sa direction artistique n'est pas gratuite ; elle est systématiquement au service de son gameplay.
Octahedron, créé par Demimonde, sorti le 20 mars 2018
Article publié le dimanche 31 mars 2019

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