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HOMO MACHINA

  • Photo du rédacteur: guidejonghe
    guidejonghe
  • 12 mai 2019
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 janv. 2020


Homo Machina s’inscrit dans la veine de ces fictions qui personnifient le fonctionnement biologique de l’être humain. Là où Vice-Versa raconte l’histoire des émotions d’une petite fille, en montrant comment les interactions de la Joie, de la Tristesse ou de la Peur l’affectaient dans la vraie vie, Homo Machina propose de mettre en scène le fonctionnement de l’ensemble de l'organisme d’un jeune homme tout au long d‘une journée, du réveil jusqu’à son rendez-vous galant.

Concrètement, le jeu est une suite de mini-puzzles tactiles à résoudre, chacun d’entre eux suggérant l’attribution et le mécanisme d’un organe en particulier.

Or, tout l’intérêt de ces scénettes réside dans la manière dont sont représentés lesdits organes. Avec une direction artistique forte, chaque élément anatomique du corps humain prend la forme d’une machine industrielle stylisée : le corps humain devient une usine à l’ambiance steampunk dont il faut régler les rouages.

On est donc évidemment très loin du fonctionnement réaliste de l’anatomie humaine. Pour autant, ce décalage ne participe-t-il pas précisément à la pédagogie du titre ? C’est là toute la question qu’on va se poser : en quoi le caractère fantaisiste du jeu contribue-t-il à l’efficacité de son message ?

M. le directeur, Josiane, et le reste du monde :

Il faut le dire d’emblée, Homo Machina est un jeu très court. Linéaire, il faudra compter entre 1 à 2 heures maximum pour en voir le bout, selon qu’on soit un adulte ou un enfant. Ce qui pose la question du public : à qui s’adresse principalement le jeu ?

En termes de contenus, on peut sans se tromper affirmer qu’un adulte connaît déjà son anatomie : la découverte du fonctionnement de cette dernière semble donc davantage s’adresser à un enfant en capacité de lire (les dialogues et les textes n'étant pas doublés). Dans ce cadre, une expérience courte est adaptée.

Bien que brève, la partie reste divisée en trois chapitres, chacun étant consacré à un moment précis de la journée. En plus de former des ensembles temporels distincts et cohérents, ce chapitrage permet de contextualiser et de donner un prétexte pertinent à l’ensemble des puzzles qui y seront joués.

À ce titre, le chapitre introductif du matin est révélateur : c’est parce qu’on se réveille qu’il faut ouvrir les yeux ; parce qu’on prend son petit déjeuner qu’on active la mâchoire et qu’on évalue le goût des aliments ingérés ; et ainsi de suite...

Homo Machina se définit donc comme un puzzle narratif dont le fil conducteur permet de relier chaque situation de jeu. Et en effet, ce sont deux histoires parallèles, ou plutôt imbriquées l’une dans l’autre, qui vont être racontées au joueur.

D’abord celle de « l’hôte », de l’être humain : il vit une journée importante, qui doit s’achever sur un rendez-vous amoureux qu’il convient de préparer, et de réussir.

Or, précisément, c’est toute une population qui s’active à l’intérieur de son corps pour faire en sorte que la journée se déroule comme convenu. Et d’ailleurs, c’est cette seconde histoire - celle des petits ouvriers qui travaillent sur les différentes « machines » de l’hôte - qui est la plus importante, car la caméra ne quittera jamais cette usine organique. La journée de l’Hôte, elle, ne sera racontée qu’indirectement : soit comme l’objectif à atteindre pour la masse des travailleurs, soit comme le résultat de leur performances.

Évidemment, pour diriger cette équipe (que le joueur incarnera, donc), il faut un chef. C’est là que M. le Directeur intervient.

Confortablement installé dans le cerveau, on le reconnait facilement à son costume, sa moustache, et sa personnalité. Car clairement, M. le Directeur est l’élément comique du titre tant il est à contre-emploi : sans réelle autorité, ce Directeur semble détester les responsabilités et perd facilement pied face à l’imprévu. Il apparaît plutôt comme un rêveur, un timide, et surtout, un grand romantique : ses élans de joie quand une musique joyeuse retentit et ses crises de panique à la vue de la jeune fille qu’il faut séduire ajoutent un cocasse assez sympathique à la situation.

Fort heureusement, pour tempérer l’irrationalité de cet homme somme toute fort émotif, il y a Josiane.

Josiane, c’est l’assistante personnelle du Directeur, et tant celle-ci paraît compétente et maîtresse d’elle-même eu égard de son patron, il est tout à fait permis de dire que, le véritable chef, c’est elle. Il n'est qu'à voir comment elle donne avec aisance des ordres téléphoniques aux différents départements de l'Usine pour s'en convaincre.

Certes, ce ressort comique qui joue sur le décalage entre des rapports hiérarchiques officiels et la réalité de l’exercice du pouvoir n’est pas nouveau. Pour autant, il fonctionne ici à merveille, et on ne se lasse pas de voir le Directeur submergé par des situations souvent un peu risibles ("elle nous sourit, que faire ?"), et ne s'en sortir que grâce aux suggestions bienveillantes de son assistante.

Le reste de l'équipe, enfin, restera anonyme. Qu'il s'agisse des ouvriers, des laborantins ou des cols blancs en réunion, peu d'entre eux auront plus d'une bulle de dialogue. Ils ne servent qu'à introduire et personnifier l'organe qu'ils ont en charge.

Mais l'intrigue global du jeu ne nécessite pas davantage de personnages. L'histoire en elle-même est extrêmement simple, et n'a pour seul intérêt que de créer un enjeu dramatique universel, volontairement banal : la démesure des moyens mis pour s'assurer que le rendez-vous se déroulera sous les meilleures auspices a à lui-seul un côté profondément comique. De fait, la balourdise du Directeur, inapte à tout gérer, suffit à créer un fil rouge consistant.

Ainsi, le duo central qu'il forme avec son assistante devient vite assez attachant : l’incompétence du Directeur est contrebalancée par l'efficacité de Josiane, tandis que la rigueur de celle-ci s’atténue au contact des flâneries du moustachu. Naturellement, on alterne entre situation d’urgences et célébration des petites victoires, ce qui permet d’enchainer avec fluidité les différents puzzles.

Mécanique du cœur et huile de coude :

Et des situations de « crise », il y en aura plusieurs.

En retard à son rendez-vous, l’Hôte se mettra à courir, forçant les ouvriers à accélérer la cadence cardiaque et le débit sanguin. Plus tard, nerveux, il se coupera par mégarde la main avec du verre, ce qui nécessitera l’intervention d’une brigade de réparation.

D’un point de vue narratif, le joueur doit donc agir, et vite.

Pour autant, et c’est appréciable lorsqu’on se rappelle qu’un public junior est ciblé par le jeu, il n’y a aucune condition de défaite. Ne pas réussir un puzzle du premier coup ou dans les temps impartis n’est pas punitif : on peut recommencer autant de fois qu’on le souhaite jusqu’à ce qu’on y arrive.

C’est d’autant plus pertinent qu’à chaque nouveau puzzle rencontré, il faut comprendre par soi-même le fonctionnement de la machine qui nous est présentée pour résoudre la situation.

En effet, à aucun moment il ne nous est fourni une consigne en toutes lettres nous indiquant la marche à suivre. Et les puzzles étant si différents les uns des autres, on est constamment en situation d’apprentissage : la résolution du puzzle précédent, si elle permet au joueur d’avoir une visualisation schématique de l’organe qu’il représente, ne fournit pas un savoir ludique mobilisable sur les puzzles suivants.

Il est donc nécessaire, puisqu’on expérimente sans cesse, que le joueur ait un droit à l’erreur.

Pour autant, le joueur n’est jamais mis sciemment en difficulté : les composants interactifs de chaque machine, qu’il s’agisse de valves, de leviers, de soufflets ou de marteau, ressortent visuellement de l’ensemble du décor, et présentent toujours les mêmes teintes ocres reconnaissables, indiquant donc qu’il faut les manipuler pour continuer.

De la même manière, en cas d’échec lors d’une interaction, les feedbacks sont particulièrement clairs et permettent de comprendre en quoi notre raisonnement n’était pas juste.

Enfin, l’utilisation d’indices, donnés automatiquement au bout d’un certain laps de temps sous formes de bulles de dialogues, permet en dernier recours d’aiguiller le joueur vers ce qu’il doit faire.

Seule la présence de quelques bugs, rares, entache parfois l’ergonomie du jeu et la lisibilité des situations de puzzles.

Vont ainsi s’enchainer différents mini-jeux qui, comme on l’a dit, sont très diversifiés et font appel à des compétences différentes : mémorisation de séquences, correspondance d’éléments, perception de l’espace, reconnaissance de formes, pendu… Chaque type de jeu trouve sa place avec l’organe correspondant de manière assez naturelle, et la succession de ces gameplays différents évite l’ennui et la répétition.

Or, il s’agit d’un paramètre important à prendre en compte lorsqu’on s’adresse à un public jeune, qui est vite lassé. Privilégier des gameplays courts et faciles permet ainsi de valoriser chacune des mises en scène : voir les différentes machines s’activer et communiquer entre elles a quelque chose de proprement fascinant, et l’analogie globale avec une Usine dont les différents départements se téléphonent pour fixer des rendez-vous, par son aspect à la fois sérieux et absurde, permet d’aborder avec aisance un sujet pourtant vaste et ardu.

On notera ainsi qu’à quasiment aucun moment ne sera utilisé dans le jeu un vocabulaire médical.

Ici, il n’y a pas de neurones, pas de globules, pas de muscles : tout a été mécanisé. On ne parlera ni d’urination, ni de miction, mais de vidange ; il n’y a ni veine, ni artères, mais des tuyaux ; ce n’est pas la langue en tant que telle qui définit le goût des aliments, mais un laboratoire d’analyse…

Pour ainsi dire, il n’y a aucune volonté de la part du jeu à instruire sur le fonctionnement réel ou la typologie des éléments anatomiques. Le jeu ne fournit à aucun moment des ressources pédagogiques supplémentaires sur les organes qu’il représente et ne cherche pas à faire un parallèle exact entre la représentation et la réalité, comme pouvait le faire en son temps la série Il était une fois la vie.

Or, dans le cas qui nous concerne, il s'agit là certainement un choix judicieux. Car, après tout, le réel sujet du jeu, ce n’est pas tant le corps humain en tant que tel. C’est plutôt précisément cette représentation si spéciale qui en a été faite.

Et en effet, le jeu se présente de lui-même comme un hommage aux travaux du docteur allemand Fritz Kahn qui, en précurseur, dans la première moitié du XX° siècle, a imaginé cette métaphore comme outil de vulgarisation.

C’est ainsi en ce sens que le jeu s’adresse aussi aux adultes et qu’il peut aussi être fascinant pour ce public : en tant qu'outil de promotion du travail emblématique de Kahn, et notamment de son illustration la plus connue, Der Mensch als Industriepalast (L'Homme comme Palais de l'Industrie en français).

Par son œuvre, Kahn a en effet posé les premiers jalons de l’infographie et a fortement influencé – indirectement sans doute – de larges pans de la communication.

À ce titre, Homo Machina rend parfaitement honneur à la philosophie de Kahn et montre une application très réussie de ses méthodes, tout en prouvant à juste titre toute la modernité de son parti pris, qui cherchait "à démystifier [des sujets complexes] en les présentant dans des termes et des images susceptibles d’éclairer la plupart des gens – et même de les réjouir".

Inventeur de la mise en images de données, Kahn est donc ainsi, par ses analogies a priori farfelues et pourtant extrêmement logiques, un pionnier du design graphique.

Censuré par les nazis durant l'entre-deux guerres, son nom est hélas resté dans l'ombre. En ce sens, avoir compris le potentiel ludique du travail de Fritz Kahn et en avoir fait un jeu à sa mémoire est un choix éditorial de grande qualité.

Le cas de Homo Machina est donc véritablement riche d’enseignements, d’autant plus dans un marché actuel qui vante régulièrement les bienfaits du jeu vidéo comme outil pédagogique.

Loin des sempiternels simulations ou des quizz insipides, Homo Machina propose une exploration ludique qui mise tout sur le décalage : la représentation irréaliste du corps humain sous la forme d’une Usine, en plus de lui donner une forme parlante à tout à chacun, démontre assez finement que l’action la plus simple nécessite la coordination d’une multitude de fonctions complémentaires. Il y a de quoi se sentir tout petit après une partie, et cette exploration du corps humain parait tout à fait adapté à un public jeune.

Pour autant, et c’est là toute la force du titre, il ne s’adresse pas qu’aux enfants. L’humour qu’il propose est universel, et l’ambiance années 20 de cette usine idéalisée rend un hommage vibrant à un scientifique du reste assez méconnu.

Par son double niveau de lecture, l’intuitivité de son gameplay et sa capacité, en s’inspirant sans limite aux travaux de Kahn, à vulgariser un sujet complexe, Homo Machina est un jeu qui, malgré sa durée de vie réduite, propose une vraie profondeur dans sa conception.

En ce sens, et bien qu’il ne se présente jamais comme un serious game, il constitue peut-être le meilleur représentant de cette catégorie particulière dans le jeu vidéo.

Homo Machina, créé par Darjeeling Production, sorti durant le premier semestre 2018

Article publié le dimanche 12 mai 2019


 
 
 

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